Elena Ramos est une contorsionniste formée aux arts du cirque, de la danse et du modèle. Après des collaborations individuelles avec Dorianne ou Exomène, elle rejoint le collectif et y incarne une certaine idée de l’élégance. Elena et le L:ED sont en train de préparer Datasmog, première œuvre du collectif à laquelle elle participe, qui sera bientôt produite à Paris.

Elena se présente en interview et nous donne sa vision de la fusion « spectacle vivant – arts numériques ».

Elena, tu interviens régulièrement dans le domaine de la mode et du luxe, un monde qu’on n’associe pas immédiatement avec les arts du cirque. Comment fais-tu pour amener la contorsion dans ces univers? C’est ta personnalité ? Ta vision de la contorsion?

En fait, je pense que ce rapprochement d’univers est dû à ma perception de la contorsion, mais surtout à ma vision de l’art en général, que je dois à ma sensibilité, et aussi à mon histoire personnelle. Je suis née à Paris, de mère Française et de père Brésilien, et j’ai grandi dans l’Île-Saint-Louis dans l’ancien atelier de mon grand-père sculpteur, au sein d’une famille d’artistes et d’intellectuels passionnés. Mes parents, compositeurs et virtuoses, m’ont naturellement initiés à la musique dès le plus jeune âge. Et mon beau-père, photographe humaniste d’exception a pétri l’environnement d’une perception philosophique de l’existence par l’image. Les proches et amis artistes, littéraires, scientifiques, mélomanes éclairés, se rassemblent régulièrement à la maison autour de jams, de réflexions et de sujets d’actualités. Leur goût de la connaissance, du travail soigné, du développement personnel, de la liberté d’expression, en font un espace d’échanges riches de sens qui rythment le quotidien. La création artistique, quel que soit la discipline, est perçue avec beaucoup de considération, et la place privilégiée voire sacralisée qui lui est accordée invite à aborder son ouvrage avec beaucoup de sérieux, le souci du détail, et le plus de finesse possible. Ceci est une approche de la création privilégiée que l’on retrouve effectivement également dans l’artisanat et le vrai luxe.

Exposition de Julien Benhamou, photographe de l’Opéra de Paris
Exposition de Julien Benhamou, photographe de l’Opéra de Paris

Sur le plan du tempérament j’ai toujours eu des goûts et des partis pris clairs. La plupart du temps pour moi les choix sont des évidences. Je suis lunaire, centrée, peu loquace et plutôt contemplative, ce qui m’a poussé à développer mon sens de l’observation, de l’intuition et un monde imaginaire où je puise mes inspirations et qui constitue une composante essentielle de ma personnalité. Ainsi je m’en remets beaucoup aux perceptions relatives au regard et au sensoriel. Grâce à cela, j’ai développé très jeune une posture affirmée quant à ma conception de la beauté, du sens qu’elle doit véhiculer, de l’élégance et du style, ainsi qu’un désir profond que le visuel ne se contente pas de prendre la forme conformiste de la joliesse entendue d’une mode. Tout ceci doit constituer un langage substantiel, reflet direct du sentiment, prolongement de la vibration en manifestation pour en faire l’éloge, démarche qui rejoint souvent le point de vue de créateurs de mode ou autres acteurs du luxe en effet.

Au cours de ta formation tu es passée de la danse classique à la contorsion. Tu avais déjà une prédisposition mentale pour le grand écart et une grande souplesse d’esprit, non ?

Il est possible que la pratique de la danse ait pu influencer certaines approches, en tout cas cette attirance est l’expression d’un goût pour la grâce et le raffinement. Pour moi il n’existe pas réellement de frontière entre la danse, la contorsion ou même le travail de modèle sur le plan esthétique. Toutes ces pratiques appartiennent au mouvement, au langage du corps, et elles se répondent sous tant d’aspects qu’ils sont non seulement compatibles mais éminemment complémentaires. Toutefois, sur le plan de l’énergie, du ressenti et de l’expérience physique intrinsèque, elles ne font pas appel aux mêmes forces, et si elles s’harmonisent parfois il peut aussi arriver qu’elles s’opposent.

Thierry S. Photographies
Thierry S. Photographies


La danse défie l’apesanteur, elle saute, ouvre ses lignes pour les allonger, cherche la maîtrise de l’alternance des tensions, et soutenir un rythme, comme lorsque l’on nage. La contorsion, en revanche, fusionne la matière sur elle-même, entrelace, cherche le point d’équilibre sur lequel s’appuyer pour se relâcher complètement, comme lorsque l’on enlace une personne longuement. Enfin le travail de la pose prend sa source dans le rapport à l’image, dans l’interaction avec la perception extérieur, dans le rapport avec le public, ce qui implique de posturer le mouvement de façon adaptée au rendu et non forcément tel qu’il est naturel pour l’artiste de le réaliser. Ainsi je ne pense pas être passé réellement de la danse classique à la contorsion, mais j’ai plutôt le sentiment d’avoir expérimenté différentes disciplines physiques, dont j’ai appris à lier les zones communes pour y construire des ponts et profiter de leur qualités simultanément.

Tes influences sont-elles à l’image de ton parcours, très riches et très variées ?

Je crois que mes influences principales ont toujours été abstraites ou surréalistes, je me suis toujours beaucoup nourrie de mon univers imaginaire, de moments suspendus, tendres ou absurdes qui font échos en moi.

A l’origine ma prédisposition physique se révèle sous forme de simples jeux d’enfants. Je suis très souple et agile de nature et j’ai envie de danser sur la musique qui m’entoure, de prendre du plaisir à l’amplitude extraordinaire du mouvement qui m’est proposé… Je fais de l’expression corporelle une source de communication spontanée. J’étudie tout d’abord le classique, puis la gymnastique puis je suis présentée à onze ans à l’École Nationale du Cirque Annie Fratellini. La professeur de contorsion Wei-Wei Liu, artiste du Cirque de Pékin, remarque immédiatement ma prédisposition à cette capacité rare, me fait découvrir la discipline en qualité d’art et métier à part entière, et me propose de l’approfondir assidûment en me faisant le privilège de me transmettre ses notions techniques et ancestrales d’excellence. J’y apprendrai également toutes les composantes du cirque : trapèze, cerceau aérien, équilibre, acrobatie, chorégraphie et mise en piste en plus de ma spécialité. Ma pratique de la danse me permettra d’approfondir mon approche du mouvement, et d’y développer l’étude de la composition et de l’improvisation chorégraphique. Je ne tarde pas à être sollicitée professionnellement pour mes premières scènes et télévisions dès quatorze ans.

Collaboration avec Dorianne Wotton dans le cadre de la série "Twisted
Collaboration avec Dorianne Wotton dans le cadre de la série “Twisted”

Les projets qui me sont proposés et mon parcours me font alors rapidement prendre conscience des nouvelles orientations qui s’offrent à moi. Ainsi, j’ai ressenti le besoin de me réinventer et développer un style personnel plus en harmonie avec mes goûts et mes aspirations. Touchée par la dimension qui permet au sensitif et à l’esthétique de converger en cette discipline méconnue qu’est la contorsion, je souhaite l’extirper de ses carcans pour lui rendre sa sobriété, son dépouillement, et y ajouter mon exigence intellectuelle, une recherche propre, sculpturale. Je cherche à donner à la contorsion le reflet d’une proposition plus intime, plus spirituelle que celle qui lui colle à la peau proche de l’ancienne foire, monstrueuse, douloureuse.

Lampoon Magazine - Italy
Lampoon Magazine – Italy

Pour trouver mes idées, je me tourne vers mes goûts, comme outils pour la confection de mes créations, en évitant autant que possible l’invention de personnages mais au contraire en me concentrant sur ma vérité. J’affectionne particulièrement les directions des artistes du cinéma muet et de l’expressionnisme allemand. Sans vouloir les imiter, ils illustrent profondément ma perception de la vie. L’esthétique de la mode m’inspire aussi pour certains aspects ciblés, tels que le souci de l’élégance de l’attitude et de la pertinence artistique. Ainsi, je travaille à modeler ce que je pourrais qualifier de créatures, de l’expérience de mes rêves d’enfants aux fondations techniques, redirigées au service d’une sphère totalement intime, une quête fondamentale de poésie, que j’aime forte et contrastée, très affirmée en matière d’intention, légèrement écorchée vive du fait de ma personnalité bouddhiste-punk.

Mon influence principale est aujourd’hui, au delà de la mise en lumière de cette notion de plaisir et d’esthétique toujours centrale dans l’exercice de ma démarche, d’épaissir un style que je veux emprunt d’introspection, d’indépendance et de réflexion, moderne avec le graphisme au premier plan, et la rencontre avec les univers d’autres artistes, ce qui fait de la direction numérique notamment une formidable composante.

En parlant de direction numérique, on te retrouve aujourd’hui au sein du collectif L:ED. Quel est ton rapport avec les arts numériques ?

Finalement le support importe peu pourvu qu’il permette de s’exprimer. Je pense que les arts numériques sont une forme concrétisée de notre mécanisme de pensée. Ce que nous recevons du monde, nous l’éclairons intérieurement pour le percevoir et en faire une matière existante. Cet exercice est une abstraction que les arts numériques projettent en chemin inverse. Je vois le numérique comme l’explosion matérialisée de cette insaisissable énergie intérieure. Cette manifestation interne de nos sens ; ce phénomène en réaction instantanée, en activité constante et en métamorphose perpétuelle ; le fonctionnement de la réception et de l’ingestion simultanées d’informations vers la transition de leur infiltration dans l’expérience permanente des représentations intérieures ; l’invention cérébrale de la lumière, du son, de la sensation ; la traversée de notion philosophique d’espace-temps, d’infini… En somme tout le plan de l’onirique et des productions de l’esprit, les arts numériques l’illustrent d’une manière jusqu’alors peut-être réservée aux sociétés tribales. En effet, la transe, sous forme mystifiée, interprète aussi la projection finalement de nos impressions psychiques, comme l’écho des balbutiements d’une télépathie potentielle.

Performance Datasmog
Performance Datasmog


J’entends parfois la manifestation de la peur du numérique maître des éléments, ou relais patricide du spectacle vivant, ce que je crois être un contresens. S’il est question de considérer l’outil comme opposé au vivant, alors il faut se rappeler qu’il est le fruit de sa construction passionné. L’Homme ne peut être dépersonnalisé par ce qu’il produit mais sa façon d’exploiter ce qu’il produit lui rappelle qu’il ignore sa définition de lui-même. L’invention numérique est une fulgurance. Les arts numériques posent la question du fonctionnement de la pensée et de ce qu’est le monde.

Il se pourrait que le spectacle vivant développe de plus en plus ses synergies avec les arts numériques, à savoir une profondeur de champs impossible à réaliser avec les moyens techniques classiques sur scène ; composer, tisser de véritable tableaux grandeur nature et dans tous les axes d’évolution, complexes et malléables, à la hauteur de ce que le chorégraphe propose. La fédération du spectacle vivant et des arts numériques dans un dialogue mutuel permet à l’un et à l’autre de hisser leurs discours, de les confronter ou de les fusionner selon. L’art numérique tire de cette mixité la dimension organique, sensible, qui rappelle l’origine de sa matière artistique et qu’il ne peut produire absolument. Quand le danseur dessine avec son corps l’impulsion, le sensitif de l’idée qui l’habite, l’artiste numérique anime avec son intelligence un outil qui le prolonge, les parts émotionnelles imperceptibles, impalpables qui le traversent. L’artiste numérique réalise sur et avec le danseur la forme d’un récit commun, et le chorégraphe prolonge le sien à travers les lignes d’un support spirituel, raconte l’histoire universelle de la force de la combinaison des sens, et pose la question de l’Homme en son monde d’après lui, qui toujours tellement soucieux d’en élucider le mystère cherche à l’exorciser par ce qu’il trouve de plus captivant, la prolongation du réel.

Je perçois désormais ma conception artistique différemment, avec une ambition scénique et plastique beaucoup plus étendue, car L:ED ne subit pas les scissions techniques de l’un vers l’autre, mais au contraire permet une infinité de mise en scène, de décors et d’effets possibles avec une liberté totale de mouvement, des avantages considérables sans les contraintes et les limites d’un plateau habillé.

À ce propos, est-ce que le digital et ta participation au L:ED t’amènent à repenser ton art et ta pratique ou à les envisager différemment ?

Je vois l’art comme une distorsion et une extension du réel. Tout art est contorsion finalement à mes yeux, la contorsion en étant une allégorie charnelle, et les arts graphiques cérébrale, qui les rendent complémentaire. S’étirer, allonger les membres, arrondir les formes, créer des angles, est une pulsation qui transforme le quotidien. Ma façon d’aborder la contorsion n’est pas un combat mais une forme de croyance, de prière. Je vis la contorsion comme l’expression de ce que la vie est pour moi, intense, étrange et suave, avec beaucoup d’efforts calmement abordés et peu de surprises finalement, mais un état de bien-être, de plaisir serein, de plénitude, complètement représentatif de mon ressenti intérieur. Avec le digital je découvre que d’autres histoires peuvent être racontées avec celle de l’harmonie.

Vidéo clip "Falling through the ocean", du groupe Us As Effigies, réalisée par Dorianne Wotton
Vidéo clip “Falling through the ocean”, du groupe Us As Effigies, réalisée par Dorianne Wotton

Sur le plan de la pratique, l’évolution est progressive et touche actuellement mon approche de la composition. Je m’aperçois qu’il ne s’agit fondamentalement pas d’illustrer la musique et l’image projetée, mais de devenir un acteur cohérent de l’écriture que l’outil produit, éprouve, distend, et absorbe. J’ai réalisé un clip suite à une performance lors d’un vernissage de peinture qui utilise la transformation de l’image, des effets de montage, car je voulais aller plus loin que l’enregistrement de la prestation chorégraphique et raconter l’histoire d’une abstraction, ce qui était une prémisse d’utilisation de ce moyen, une possibilité immense pour se rapprocher des sens. Ceci se prolonge au L:ED avec Datasmog. C’est une performance digitale où on développe l’état de l’être submergé par l’omniprésence de l’information qu’il produit, victime et acteur de la surenchère du média, ce paradoxe ou effet pervers qui le dépasse pour le redéfinir. Ainsi le rôle s’inscrit en point central de la narration, et entend s’inspirer d’un constat d’actualité pour en réinterpréter le cheminement, par des gestes au plus près du naturel, presque de l’improvisation, minimiser au plus l’amplitude des mouvements de comédie, et articuler des postures au contraire excessivement complexes pour en souligner le contraste de volonté de survie. Le corps reste impassible pour exprimer sa présence, se recroqueville pour en démontrer l’écrasement, se déploie quand il tente vainement de s’extirper de cet élément où il reste, peut-être jusqu’à oublier qu’il n’est que le fait de sa propre projection. C’est une création qui immerge le personnage pour exprimer la pertinence d’un message parfaitement lisible.

Comment as-tu rencontrés le L:ED? Qu’est-ce qui t’a fait collaborer avec eux?

Dorianne Wotton m’a choisie pour la série photographique « Twisted » et la rencontre de nos univers a immédiatement fonctionné lorsque nous avons amorcé le projet. Cette série a reçu une belle qualité de retours notamment dans le magazine Platform58. Ceci nous a donné envie d’explorer d’autres idées. C’est à cette occasion que j’ai travaillé avec L:ED qui m’a alors à nouveau sollicité pour deux clips, « In limbo » pour Exomène et l’autre « Falling through the ocean» pour Us As Effigies qui ont définitivement scellé notre enthousiasme à concevoir une co-écriture, qui a pris forme aujourd’hui avec la performance Datasmog.

Performance Datasmog
Performance Datasmog


J’aime qu’au sein de L:ED chacun associe son support d’expression à celui de l’autre et créer l’alchimie de réunir tous les éléments d’un fond vers la formation de la complétude du thème qui peut être une commande comme une inspiration interne, toujours avec cet équilibre des échanges, l’ouverture d’esprit et l’obligation d’un résultat qualitatif, épais, et surtout inédit. On retrouve au sein du collectif L:ED une démarche artisanale du fait main et de la minutie qu’on retrouve dans le luxe, où chaque projet unique est défini et traité de sa conception à sa production par ses membres investis pour leur singularité et leur exigence. Notamment la fluidité de la communication, de l’échange et la haute estime des compétences respectives place ses acteurs dans une position d’équité et de concertation, bien au dessus d’une organisation industrielle à priorité de rendement quantitatif, mais habité par l’objectif de sublimer la proposition.

Campagne Pourchet
Campagne Pourchet

Enfin, je pense avoir apporté à L:ED ma vision de la vie et de l’humain. Articuler les éléments au vivant, rétribuer au virtuel une troisième dimension organique, replacer l’humain dans sa création, donner une possibilité d’identification du spectateur, une catharsis non pas sur le plan de la théâtralisation de ses sentiments, mais de son mécanisme de pensée, du système neurologique qui construit les sens qu’il sollicite pour construire son imaginaire, en cela se rapprocher au plus près non seulement de son émotionnel mais de son patrimoine visionnaire, que le vivant exposé au premier plan de lecture ramène au centre de l’attention, du questionnement.

Comment se présente l’avenir artistiquement pour toi? De nouveaux projets ? De nouvelles collaborations?

Je travaille habituellement comme artiste pour les événements de marques, et en tant que modèle pour des photos de mode, de la publicité et des expositions de photographes indépendants. Actuellement, je fais l’affiche de la saison du Théâtre de Brétigny et je fais partie de l’exposition de Julien Benhamou, photographe de l’Opéra de Paris, avec qui je collabore régulièrement.

Affiche de la saison du Théâtre de Brétigny
Affiche de la saison du Théâtre de Brétigny